Agriculture et environnement dans les Suds

Bulletin de l'association des géographes français, 100-1, 2023

Les politiques mondiales de production agricole se retrouvent aujourd’hui face à des défis majeurs : d’une part, nourrir une population mondiale de plus en plus urbanisée et appelée à croître de près de 2 milliards d’ici 2050, et, d’autre part, répondre aux enjeux majeurs du changement climatique et de l’érosion de la biodiversité. Ces défis de production se heurtent également à une demande sociétale de plus en plus prégnante visant (i) la diminution des externalités négatives sur l’environnement et la santé, et (ii) la relocalisation de cette production. Enfin, dans les pays des Suds, et en particulier en Afrique, l’agriculture est souvent reconnue comme vecteur de développement et source d’activités pour les très nombreux actifs arrivant sur le marché du travail.

 

Des travaux récents en prospective font le constat que les pratiques productivistes globalisées, actuellement à l’œuvre, tendent à devenir non soutenables pour l’Homme et l’environnement. Or, dans les Suds, les logiques de la mondialisation, portées par les institutions internationales et la financiarisation des marchés, continuent de promouvoir la diffusion de la révolution verte ainsi que des modèles d’agriculture intensive et productiviste, sources de fortes tensions du point de vue de ces enjeux. Intérêts internationaux et jeux de pouvoirs perpétuent la promotion d’un modèle de développement dont l’agriculture est souvent présentée comme étant le moteur, et auquel on accole - de manière artificielle, des attributs de réduction de pauvreté, de sécurité alimentaire, de développement durable, etc. Cela s’opérationnalise dans le cadre de projets auxquels sont confiés (ou délégués) les clés du développement. Les pays du Sud demeurent ainsi fortement dépendants de modèles techniques mais aussi économiques et finalement politiques de production ; l’expansion de l’agrobusiness aux dépens de la petite agriculture familiale en est une illustration et, la multiplication des conflits fonciers qui en découle est révélatrice des dysfonctionnements en cours.

 

Si l’analyse des interactions entre les sociétés agricoles et leur milieu, autrement dit leur environnement, est au fondement de l’école française d’étude des pays tropicaux en géographie depuis Pierre Gourou (en passant par Paul Pélissier, Gilles Sautter, Jean Gallais, et leurs disciples), l’identification et la quantification des implications environnementales des activités agricoles font depuis longtemps l’objet de nombreuses attentions du monde académique en général. Aujourd’hui, de nouvelles méthodes se développement au travers de l’utilisation de la géomatique (systèmes d’informations géographiques, télédétection) ou de méthodes algorithmiques de fouilles de données massives, permettent l’identification de plus en plus précise des enjeux, de leur géolocalisation à leur suivi dans le temps et l’espace.

 

Mais à quelles conditions les informations produites permettent elles non seulement d’évaluer les impacts environnementaux de l’agriculture, mais aussi d’être mobilisées pour concevoir puis piloter des projets intégrés et durables ? Par ailleurs, de nombreuses expériences et innovations, mobilisant notamment le concept d’agroécologie, permettent de dépasser ces constats et de répondre, pour partie, aux défis environnementaux de l’agriculture. A quels enjeux ces expériences répondent-elles et dans quelle mesure peuvent-elles être mises à l’échelle ? Enfin, le lien entre la recherche et la société méritent aussi une attention particulière : comment les expériences de concertation science/société permettent-elles de faire progresser l’action publique dans le domaine ici considéré ?

 

Les articles intégrés à ce numéro spécial apportent certains éclairages empiriques. L’article introductif de G. Magrin nous renseigne de l’évolution de penser les relations entre crises environnementales, agriculture et violences dans les agendas scientifiques et politico-institutionnels. L’approche de political ecology qu’il développe sur le Tchad appuie son plaidoyer pour la prise en compte de facteurs contextuels et politiques ancrés dans l’histoire. Pour l’auteur, l’analyse des relations entre agriculture et environnement doit se baser sur études de cas empiriques et territoriales et prendre en compte les interactions scalaires et les rapports de pouvoir et de dépendance entre local et global. Les articles suivants sont autant d’exemples illustrant son propos. Mugelé et al. traitent du croisement entre agriculture et environnement sous le prisme de l’élevage en zone sylvopastorale du Ferlo sénégalais. Les auteurs soulignent ici l’importance d’intégrer une dimension sociétale dans l’analyse des enjeux d’articulation entre agriculture et environnement. Au-delà des considérations liées aux activités productives et au suivi de de proxis environnementaux, la prise en compte des questions de gouvernance et de stratégies d’acteurs est essentielle à la compréhension de la dynamique territoriale. Cesaro et al. poursuivent les discussions sur l’élevage pastoral au Sénégal en présentant l’évolutions de ces activités à proximité d’espaces irrigués dédiés à des formes d’agriculture intensive. Les auteurs décrivent ainsi l’importance de la coordination territoriale pour passer de situations conflictuelles à des opportunités de synergies entre acteurs et secteurs d’activités. L’analyse des trajectoires territoriales est aussi au cœur des travaux de Diedhiou et al. qui s’intéressent ici aux enjeux et pratiques de résilience alimentaire et de transition socio-écologique dans la ville de Ziguinchor, Sénégal. Les auteurs soulignent que face à l’augmentation croissante des pressions dues aux changements climatiques et à la croissance d’démographique, des actions sont mises en œuvre pour associer des objectifs de conservation de la biodiversité et de production agricole par l’intégration de corridors écologiques à vocation agricole en ville. Les représentations cartographiques mobilisées par les auteurs illustrent l’apport de la géomatique à situer les marqueurs spatiaux des transitions. L’apport de dispositifs informationnels à base d’information spatiale est particulièrement discuté par la contribution de Grislain et al. Ici les auteurs proposent un regard critique sur les observatoires fonciers développés sur le continent africain, et mettent en garde contre certaines tendances solutionnistes en soulignant les contraintes de nature socio-économique et politique d’accès, de production et de partage des données dans le champ du foncier.